Note d’entretien à Sa Majesté la Reine concernant l’impact du Covid 19 sur les familles les plus pauvres

Ce mardi 7 avril, ATD Quart Monde Belgique a eu un entretien virtuel avec sa Majesté la Reine Mathilde de Belgique. La Reine souhaitait mieux connaître l’impact du Covid 19 et de la quarantaine sur les familles les plus pauvres. A l’issue de la conversation, elle nous a invités à revenir vers elle avec des propositions pour qu’elle puisse, à son échelle, marquer son soutien à la cause des personnes et des familles vivant dans la pauvreté.

Vous trouverez ci-dessous la note préparatoire contenant l’ensemble des messages que nous avons transmis à la Reine. C’est l’occasion de prendre connaissance de la situation actuelle des plus pauvres, et de notre ambition pour que les actions de notre société pour contrer le virus, et au-delà, ne laisse personne de côté.

Note de préparation de l’entretien du 7 avril avec Sa Majesté la Reine

Analyser l’impact du covid 19 sur les enfants en situation de pauvreté, c’est d’emblée se questionner sur la façon dont résistent les familles en situation de pauvreté, particulièrement touchées par les mesures de confinement.
Remarque préalable : la crise du corona virus jette un éclairage implacable sur les inégalités criantes de notre société, et les injustices et violences subies, parfois depuis des générations, par les familles en situation de pauvreté. Malgré des cris d’alarme lancés depuis longtemps par les associations de lutte contre la pauvreté, et en particulier par le Mouvement ATD Quart Monde, de nombreuses personnes vivent toujours dans des conditions indignes liées à la misère, alors que notre société dispose des moyens de l’éradiquer.

En période de grand froid, on prend davantage conscience du sort des sans-abri, on multiplie des hébergements dans les centres d’accueil, mais on ne revoit pas fondamentalement la politique du logement.

De même, aujourd’hui, il serait vain de prendre des mesures qui parent au plus urgent sans revoir fondamentalement notre modèle de société. À la lumière de la crise sanitaire, nous redisons avec force nos ambitions pour un développement durable et solidaire garantissant à tous le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine et d’être citoyen à part entière. (voir : https://atd-quartmonde.be/elections-mai-2019-demandes-prioritaires-datd-quart-monde-belgique/)

Les familles mal logées

Pour les familles mal logées, le confinement est synonyme de promiscuité qui favorise les tensions, les violences ou les abus. Tenir le coup dans un logement exigu et devoir y rester confiné toute la journée relève de l’exploit.

Ainsi, cette famille de trois enfants occupe un petit appartement avec une chambre à coucher. Le garçon (8 ans) est hyper kinésique et difficilement canalisable. Il est suivi par un psy, mais tous les rendez-vous sont annulés. Les parcs et plaines de jeux du quartier sont fermés. De peur d’enfreindre les règles de distanciation sociale, les parents n’osent pas sortir avec cet enfant qui plus qu’un autre devrait pouvoir le faire. La mère essaye vaille que vaille de lui faire faire ses devoirs.

Les personnes sans logement qui pouvaient trouver occasionnellement un refuge chez des membres de leur famille, ne peuvent plus du tout être accueillies (déjà précédemment, la solidarité familiale était sanctionnée par la menace de l’application du taux cohabitant pour les bénéficiaires d’allocations sociales). Comment en outre être confiné chez soi si on n’a pas de chez soi ?

Des enfants scolarisés issus de familles pauvres sont laissés hors radar

Plus encore que dans d’autres domaines, la crise révèle les inégalités liées à la pauvreté face à l’école. Notre système d’enseignement tolère que des enfants restent des illettrés fonctionnels à l’issue des études. Il tolère une fracture numérique grandissante.
Les initiatives visant à créer des espaces de wifi gratuits et à mettre à la disposition des enfants issus de familles pauvres des laptops, sont évidemment sympathiques et doivent être encouragées, mais elles sont insuffisantes. Les enfants dont les parents n’ont pas accès au net, qui ne maitrisent pas l’outil informatique, ou qui sont déjà en décrochage scolaire, sont laissés de côté. Voir : https://www.standaard.be/cnt/dmf20200402_04911155

Depuis le confinement, malgré les efforts pour garder des contacts, des élèves sont complètement hors radar, et certains d’entre eux, en fin d’obligation scolaire, abandonneront définitivement leurs études.

La situation est particulièrement préoccupante dans l’enseignement spécialisé où l’immense majorité des élèves viennent de milieux défavorisés (selon Christine Hannes, directrice de GO !Spectrumschool à Deurne, la proportion est de 90% dans son école professionnelle).

Les séances de logopédie, psychomotricité, etc. particulièrement nécessaires aux jeunes en difficulté scolaire sont suspendues.

Les enfants placés

Depuis le confinement, des enfants placés en internat sont renvoyés chez leurs parents. Selon les services de la jeunesse, ceux-ci n’avaient pas les moyens de les éduquer dans de bonnes conditions. Maintenant, ils doivent se débrouiller sans que, paradoxalement, des moyens supplémentaires soient mis à leur disposition.

Ainsi, cinq enfants issus d’une même fratrie ont été placés, trois sont renvoyés chez leurs parents, deux sont maintenus en institution. Comment expliquer aux enfants que certains peuvent retourner en famille et d’autres pas ?

Cependant, malgré des moyens souvent très limités (manque d’espace, de savoir-faire pour animer et organiser des activités, illettrisme,…) les parents chez qui les enfants reviennent ne baissent pas les bras.

Suite à la crise, une mère de famille accueille sa fille qui était placée. Elle est sous administration provisoire. Après avoir payé certaines dettes et les frais fixes (loyer, gaz, électricité, eau) son administrateur lui laisse 50 euros par semaine pour assumer les dépenses courantes (nourriture, vêtements, vie sociale, etc). Suite à des erreurs administratives, le complément de 50 euros par semaine que devait lui verser l’institution n’est toujours pas réglé. Le budget disponible de cette famille est donc de 3,57 euros par personnes et par jour depuis le début de la crise.

Une jeune fille de 16 ans, placée en institution devait faire un séjour dans un hôpital psychiatrique, mais elle n’est pas admise suite au confinement. Elle est renvoyée chez sa mère qui lui trouve une place comme bénévole dans un service de distribution de colis, et la jeune fille retrouve une raison de vivre.

Des enfants restent confinés dans des internats équipés pour les garder, ou du moins en garder un certain nombre. Se pose alors la question du maintien des contacts avec les parents. Des internats autorisent les parents à téléphoner. Ce père, allocataire social, ne dispose pas de crédit pour téléphoner et n’a pas de nouvelles de son fils depuis le début de la crise. Comment réagit l’enfant ? On ne lui a pas proposé de prendre l’initiative de téléphoner et son confinement est particulièrement dur : un éducateur ne peut sortir qu’avec un seul enfant à la fois, ce qui réduit drastiquement les sorties eu égard aux limites du personnel.

Par contre, dans certaines institutions fermées, les contacts téléphoniques n’ont jamais été aussi nombreux. pour la plus grande joie des parents et des enfants.

Des personnes et des familles menacées par la faim

De plus en plus de familles éprouvent des difficultés pour s’alimenter : le payement en cash est fortement découragé, voir refusé dans certains magasins. De nombreuses personnes qui ne disposent pas de carte bancaire, se sentent humiliées par les remarques désobligeantes qui leur sont adressées à la caisse. (« Ma compagne ne veut plus faire de courses, la dernière fois, on lui a fait une remarque devant tout le monde »). Suite aux règles de distanciation sociale, d’autres n’osent plus prendre les transports publics qui sont moins nombreux. Elles sont alors contraintes de faire leurs courses dans des magasins locaux ou des night shop où les denrées sont plus chères que dans les grandes surfaces (« depuis que je dois faire mes courses chez le « paki », je n’ai plus de quoi payer des couches pour mon fils »)

Sont particulièrement menacées de malnutrition les personnes qui vivent de la mendicité, ou de petits boulots informels ou précaires (elles ne bénéficient d’aucun filet de sécurité parce que leur travail n’est pas reconnu), ou celles qui survivent en fréquentant des restaurants sociaux.

Les personnes en séjour irrégulier qui de surcroit n’ont droit qu’à une aide médicale urgente, sont également parmi les premières affectées par la crise. Il faut noter à cet égard que le Gouvernement portugais a institué un droit aux soins pour les personnes en séjour irrégulier et un moratoire à toutes mesures d’expulsion. On pourrait s’en inspirer !

La crise exacerbe les angoisses et rend l’environnement encore plus hostile

La crise exacerbe l’isolement et les angoisses tant des parents que des enfants en situation de pauvreté (une petite fille disait : «  ma poupée est décédée à cause du corona virus. »), et cette angoisse est entretenue par une communication sur la crise où le vrai et le faux sont parfois difficiles à distinguer (le virus aurait-il été créé par le gouvernement ? une famille nombreuse peut-elle encore se promener ensemble ? Dois-je laisser un des enfants à la maison ? Est-ce autorisé d’aller à plus d’un kilomètre de chez moi ? Est-ce autorisé de prendre le bus pour aller dans un grand magasin ?). Plus que d’autres, les familles craignent de sortir, d’être montrées du doigt parce que les règles de distanciation ne seraient pas respectées alors que ces règles sont d’autant plus difficiles à suivre dans des quartiers à forte densité de population. Elles ont peur de la police (« si on a une amende, nous ne pourrons pas la payer…). Des questions de survie restent en suspens, («je dois quitter mon logement en mai, je n’ai rien trouvé, on ne peut plus visiter d’appartement, qu’est-ce que je vais devenir ? »)

Une conviction forte

La misère n’est pas une fatalité, elle est l’affaire des humains, de tous les humains. Ensemble, ils peuvent en venir à bout. Des mesures d’ajustement budgétaire, une juste répartition de la richesse, un meilleur partage du savoir peuvent la soulager, mais elle ne peut être éradiquée que si tous se montrent solidaires des plus pauvres, acteurs privilégiés d’une société sans exclusion.

Quelques pistes pour l’immédiat et pour l’avenir

• Pendant la crise, veiller à une communication claire à l’adresse des parents les moins instruits et adapter l’enseignement à distance avec un focus particulier vers les enfants scolarisés dans l’enseignement spécialisé.
• Dans l’esprit du Rapport général sur la pauvreté (1994), dialoguer avec les personnes en situation de pauvreté sur l’impact de la crise et sur les mesures nécessaires pour leur permettre d’y faire face, notamment dans les domaine de l’école, des soins de santé, du respect de la vie privée, du droit à la vie de famille (en particulier du maintien du lien entre les parents et les enfants placés).
• Pendant et après la crise, appliquer les droits proclamés à l’article 23 de la Constitution permettant à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine (droit au travail, à la sécurité d’existence, à un logement décent, à la protection d’un environnement sain et à l’épanouissement culturel et social.